XV

Les êtres qui se tenaient devant la jeune fille semblaient aussi vivants qu’elle-même. La seule fois où elle avait approché un Disparu, il s’était présenté à elle voilé d’un nuage de brume. Cette fois, il n’en était rien.

Kadiya se sentit petite comparée à ces trois créatures. Pourtant elle était de taille élevée, sensiblement supérieure à celle des Singuliers… Les Singuliers ! Pour la première fois depuis que ce souffle doré l’avait transportée dans ce temple, la jeune fille se souvint brusquement de l’existence de ses compagnons. Un rapide regard jeté autour d’elle lui prouva qu’elle était seule.

Elle pointa son épée vers le sol en conservant sa main en dessous du pommeau, afin que les yeux demeurent bien visibles. Malgré la frayeur qui l’avait envahie, elle regarda les nouveaux venus dans les yeux.

Il y avait deux hommes et une femme. Leurs vêtements finement tissés laissaient facilement deviner leurs corps. Les hommes portaient un baudrier sur chaque épaule, ornés de joyaux verts et blancs étincelant de mille feux. Un grand médaillon incrusté de pierres précieuses était épinglé à l’endroit où ils se croisaient sur leur poitrine. Une ceinture, encore plus richement ornée que les baudriers, retenait une courte jupe s’arrêtant au-dessus du genou. Les chausses qui montaient haut sur leurs mollets, presque jusqu’aux genoux, brillaient d’un éclat argenté.

La femme, qui se tenait un peu en retrait, portait une tunique souple et mouvante, fixée aux épaules par de grandes fibules serties de joyaux, et serrée à la taille par une ceinture semblable à celle de ses compagnons. Elle portait également de hautes sandales.

Les hommes, imberbes, avaient les cheveux très frisés et taillés près du crâne. Les boucles de la femme lui tombaient aux épaules.

Ce ne fut pas tant leur apparence que leurs traits qui bouleversèrent Kadiya. Car elle avait déjà rencontré deux d’entre eux, ou du moins leur effigie de pierre, à des lieues de ce temple. Elle se souvenait même du nom de l’un d’eux…

« Lamaril ! »

C’était l’incarnation vivante de la statue qui, une fois libérée de sa gangue de boue séchée, lui avait indiqué le chemin de la Cité perdue. Lamaril, qui, selon Jagun, était l’un des grands guerriers légendaires à avoir combattu les forces du Mal.

Kadiya connaissait également la femme, mais ignorait son nom. La statue à son effigie se dressait sur la quatrième marche de l’escalier menant au jardin.

Les trois Disparus ne firent aucun signe de bienvenue. La femme et Lamaril se contentèrent de froncer les sourcils. Le troisième prit la parole :

« Qui es-tu, quelle est donc ta nature, pour avoir osé franchir la Porte ? »

Cette question péremptoire rappela la jeune fille à la réalité. Redressant le menton, elle les regarda fièrement tous les trois, tout en caressant son amulette et en resserrant son emprise sur le pommeau de l’épée :

« Je suis Kadiya, fille du roi Krain qui régnait sur la Citadelle du Ruwenda. J’ai été chargée de veiller sur les marais et de les protéger des Ténèbres. Je suis de ceux qui sont venus après le départ de votre peuple.

– Les marais ? répéta le Disparu. Tu nommes un endroit que nous ne connaissons pas et, pourtant, tu as franchi la Dernière Porte comme seuls le peuvent ceux qui en ont le droit. Et nous t’avons entendu dire que tu marchais sur les traces d’un être maléfique ? Le Mal n’a pas sa place ici ! »

Lamaril prit à son tour la parole :

« Tu m’as appelé par mon nom, toi qui te dis Fille de Roi. Or je ne t’ai jamais vue. Quel piège cherches-tu à me tendre ? »

Il la considérait d’un air sévère, mais la jeune fille refusa de se laisser impressionner par la sécheresse de son ton.

« J’ai vu votre effigie, non pas votre personne », expliqua-t-elle. Elle ne savait pas quel titre utiliser pour s’adresser à son interlocuteur et s’en préoccupait peu. « C’était votre statue, depuis longtemps recouverte de boue mais dont la gangue avait été brisée par l’ennemi. Jagun des Nyssomus m’a dit votre nom et m’a raconté que vous étiez un puissant capitaine qui avait vaillamment combattu les Ténèbres à l’époque des troubles. »

Le regard sombre de Lamaril laissa place à une moue de stupéfaction, comme s’il avait entendu une pierre prendre soudain la parole. Kadiya profita de ce répit inattendu pour se tourner vers la femme.

« Je ne saurais vous nommer, lui dit-elle. Mais votre statue demeure elle aussi dans la Cité au merveilleux jardin, dans le Lieu du Savoir. Elle monte la garde sur les marches qui y mènent.

– Yatlan ! murmura la femme en s’avançant. Yatlan… » Elle leva la main et la tendit légèrement vers Kadiya : « Toi qui es venue, dis-moi ce qu’il en est aujourd’hui de Yatlan.

– C’est une cité oubliée… Ou plutôt, se reprit-elle, oubliée de la plupart. Mais elle est encore habitée par des gardiens qui disent s’appeler les Hassittis et qui ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour préserver ce qui demeurait. Le jardin existe toujours, c’est de lui qu’est née cette épée, poursuivit-elle en brandissant son talisman. A ma naissance ainsi qu’à celle des mes sœurs, Binah, l’Archimage, nous a confié la mission de Sauveurs du Ruwenda. Plus tard, elle m’a remis une racine qui m’a guidée jusqu’à la Cité et que j’ai plantée dans le jardin éternellement fleuri. Elle a donné naissance à cette épée qui fut, avec deux autres talismans, la meilleure des armes levées contre les ennemis de notre pays.

» Chacune de nous en a reçu un en partage. Haramis, ma sœur mage, qui a pris la succession de Binah, les a réunis en un seul Grand Talisman Tout Puissant. Après avoir accompli son rôle salvateur, il s’est à nouveau divisé et nous avons repris chacune celui des talismans que nous avions été chargées de découvrir. Une force invincible m’a conduite à le rapporter au jardin. Mais quand je l’ai remis en terre, sans que rien ne se passe, j’ai compris que sa tâche et la mienne n’étaient pas achevées. »

Elle avait parlé de plus en plus vite, dans le besoin subit de partager ses souvenirs avec ceux qui se trouvaient devant elle.

« L’Archimage Binah ! interrompit le premier des Disparus à lui avoir adressé la parole. As-tu rencontré Celle qui a choisi de rester ?

– Elle m’a confié une mission, mais son règne touchait à sa fin. Sa dernière tentative pour arrêter les Ténèbres l’avait affaiblie à l’extrême. Elle a désigné ma sœur Haramis pour lui succéder juste avant de mourir.

– Binah ! L’homme se frotta la tête. Son nom… n’est donc pas oublié dans les terres désolées !

– Tu as parlé du Mal que tu aurais suivi… jusqu’ici ! Cela ne saurait être vrai… intervint Lamaril. Comment as-tu découvert la Dernière Porte, et pourquoi la cherchais-tu ? »

La jeune fille rougit. L’incrédulité du Disparu était si évidente qu’elle se sentait blessée.

Bridant son naturel impatient, Kadiya se mit à parler. Elle évoqua les présages du rêveur Hassitti et raconta comment elle avait retrouvé trace d’anciennes mises en garde. Pas à pas, elle retraça leur voyage jusqu’au village de Jagun, expliqua l’arrivée de Salin et de Smail, décrivit les visions apparues dans la coupe divinatoire. Tout en parlant, elle percevait l’intensité avec laquelle ses auditeurs l’écoutaient. Et lorsqu’elle mentionna le pays des montagnes occidentales, elle vit Lamaril porter rapidement la main à sa ceinture, comme s’il s’apprêtait à dégainer une arme.

Leur expression changea quand elle décrivit le Fléau. Les yeux de la femme s’emplirent d’horreur, mais nul ne l’interrompit. Et Kadiya acheva rapidement son histoire, la concluant par le récit de ce qui s’était passé dans cette étrange salle au mur ciselé.

« Et voilà comment je suis arrivée ici », dit-elle.

La main de Lamaril quitta sa ceinture et il allongea le bras vers elle, ou plus précisément vers l’épée. Kadiya entendit à nouveau la trille musicale et vit l’immense fleur d’or bouger, laissant échapper une nuée de paillettes arc-en-ciel. Elles virevoltèrent un instant dans les airs avant d’aller se coller sur le pommeau de l’épée, posant sur les paupières des étincelles lumineuses.

« Elle était rouge… la lumière qui a accueilli le monstre moribond…

– Rouge… répondit Kadiya à ces mots que la femme avait prononcés sans que ce fût une question. On aurait dit les flammes d’un brasier qui l’auraient enveloppé, l’auraient attiré vers l’intérieur. Mais je n’ai pas touché aux mêmes serrures. C’est elle, ajouta-t-elle en désignant l’épée, qui a choisi pour moi.

– Dans le sanctuaire de Varm, dit Lamaril. L’un des dormeurs… Mais comment s’est-il réveillé ?

– Je ne sais rien des dormeurs, répliqua Kadiya, pensant que la question s’adressait à elle. Les Hassittis disaient que la Puissance déchaînée par Orogastus pouvait détruire les équilibres, qu’elle a sans doute libéré quelque mal avant d’être anéantie par le talisman des Trois. Je suis dotée d’un certain Pouvoir, mais ne suis pas instruite en ces choses. Je ne les comprends pas, bien que j’aie été désignée par Binah dès ma naissance pour servir mon peuple. »

Lamaril semblait ne l’écouter qu’à peine, tout occupé à suivre le cours de ses propres pensées.

« Varm dispose de Pouvoirs, et combien ! Nous l’avons constaté lorsque nous avons eu à faire à lui. »

Il leva les yeux vers la jeune fille et s’adressa directement à elle.

« Fille de Roi, selon tes dires, tu as été envoyée, conduite et amenée devant Celle Qui Demeure. »

Il regarda la fleur dressée sur l’autel.

« Celle Qui Demeure t’accepte. Il ne nous appartient pas de questionner davantage. »

Kadiya poussa un soupir de soulagement silencieux. Puis elle repensa à ceux qu’elle avait laissés derrière elle. Etaient-ils demeurés dans la mystérieuse salle gardée par les Skriteks, ou bien avaient-ils été menés ailleurs ? Elle était si peu versée dans les choses de la magie. Jagun, Salin et Smail étaient partie prenante dans sa quête, il n’était pas question de les abandonner à leur sort.

Elle parla hardiment :

« Ceux qui étaient avec moi sont-ils toujours dans cette salle aux Portes secrètes ou bien ont-ils été capturés et conduits quelque part ? Ce sont mes compagnons et je suis responsable d’eux.

La femme secoua la tête :

« Ils ne pouvaient te suivre. C’est grâce à l’épée de Yatlan que tu as pu accéder ici. Eux doivent rester là où ils sont.

– Jagun ne m’abandonnera pas ! Il tentera de me rejoindre et courra ainsi le risque d’être la proie des Skriteks. Si votre Porte s’est ouverte une fois, elle peut s’ouvrir à nouveau pour me laisser sortir et rejoindre les miens. Le monstre que je pourchasse n’est d’évidence pas ici et il est essentiel que je poursuive sa traque. »

Mais Lamaril secoua lentement la tête :

« Fille de Roi, nous ne pouvons ouvrir la Porte que si tous acceptent d’unir leurs forces. Elle est verrouillée. »

Kadiya ne douta pas un instant qu’il ne dît vrai. La crainte respectueuse et la timidité née de cette crainte, qu’elle avait ressentie en rencontrant ces étrangers, grandissaient en elle, alors que le désir qu’elle avait de raconter son histoire fléchissait pour l’instant. Aucune voie de retour ! Elle sentit la chaleur de son amulette et les vibrations du Pouvoir de l’épée. Elle n’était pas prête à accepter l’idée qu’elle ne pourrait pas revenir en arrière !

Cependant, elle suivit les trois Disparus lorsqu’ils s’engagèrent dans un long vestibule. Le bruit de ses bottes détrempées sur les dessins du dallage lui fit soudain prendre conscience du pauvre tableau qu’elle devait former, silhouette hagarde aux vêtements déchirés et boueux, aux cheveux emmêlés sous le casque, dans ce lieu de lumière, d’ordre et de beauté. Penser qu’elle se présentait ici comme la guerrière investie du devoir de tuer l’ancien démon lui parut presque grotesque. Kadiya se mordit les lèvres pour ne pas sourire tout en allongeant le pas pour suivre les êtres de haute taille qui la précédaient d’un pas léger et gracieux.

Arrivée au bout du long vestibule, qui débouchait sur l’extérieur, Kadiya découvrit devant elle une terre qui s’étendait à perte de vue, inondée des rayons d’un soleil éclatant, sans l’ombre d’un nuage à l’horizon. Des bâtiments d’un blanc lumineux, couronnés de halos multicolores, étaient disséminés au milieu de la verdure et des fleurs, comme une poignée de coquillages jetés au hasard, à la différence des rues bien ordonnées de Yatlan.

. Lorsqu’ils aperçurent Kadiya, les Disparus qui déambulaient sur les allées, tracées entre les bâtiments, commencèrent à s’attrouper. Ils la regardaient avec le même étonnement que celui qu’elle avait éprouvé en rencontrant Lamaril et ses compagnons dans le Temple de la Fleur.

Ils restaient silencieux, mais la jeune fille entendit mentalement un murmure lointain et comprit qu’ils utilisaient la transmission de pensée de façon trop subtile pour elle. Le groupe s’écarta pour les laisser avancer. Seuls quelques-uns d’entre eux leur emboîtèrent le pas. Kadiya observait attentivement chaque visage dans l’espoir de reconnaître parmi eux certains des traits qu’elle avait vus sur les statues gardant Yatlan. C’est ainsi que sur une femme, qui se joignit à leur petit groupe, elle reconnut une expression qui lui parut familière.

Ils approchaient d’un second bâtiment, presque aussi imposant que celui où les Hassittis avaient installé leurs garde-meubles à Yatlan. Ici, toutefois, les plantes grimpantes n’envahissaient pas les murs et la végétation était soigneusement taillée tout autour de l’entrée. L’air était doux et une brise légère portait avec elle des parfums oubliés. La jeune fille était émerveillée. Elle avait entendu bien des contes sur les Disparus. Mais la splendeur des lieux où ces êtres remarquables avaient choisi de vivre surpassait tout ce qu’elle avait pu imaginer.

Aucune porte ne fermait l’entrée de la bâtisse. Seul un chatoiement bleu-vert semblait barrer le passage. Marchant en tête, Lamaril posa la main sur une plaque luisante apposée à côté du porche. Une série de notes musicales lui répondit et le rideau de lumière s’écarta pour les laisser franchir le seuil.

Ils se trouvèrent face à une grande galerie sur laquelle donnaient d’innombrables portes, elles aussi fermées par des rideaux de lumière colorée, allant du bleu foncé au vert pâle. L’une d’elles, très éloignée, s’ouvrit pour laisser sortir deux personnages qui s’avancèrent vers Kadiya.

Si les Disparus qu’elle avait rencontrés au temple lui avaient déjà inspiré frayeur et respect, ce n’était rien par rapport à ce qu’elle ressentit alors. Devant elle se dressaient maintenant les véritables Détenteurs du Pouvoir. Kadiya baissa la tête et s’agenouilla. Un tel honneur était généralement réservé à l’Archimage, mais la jeune fille était certaine que Binah elle-même se serait prosternée devant cet homme et cette femme. La puissance qui irradiait d’eux rayonnait comme le plein soleil au solstice d’été.

Dans sa main, l’Œil Incandescent Trilobé, jonché de la poussière arc-en-ciel tombée de la fleur, était grand ouvert. L’épée reconnaissait une énergie maîtresse à laquelle elle devait répondre. L’amulette brillait de tous ses feux. Kadiya, pour sa part, se sentait toute petite. « Heureusement, pensa-t-elle, je ne me suis pas prétendue autre que ce que je suis. »

« Fille des terres que nous avons quittées – c’était la femme qui parlait – pourquoi venir nous troubler ? Nous avons choisi l’exil, comme il était de notre droit, par orgueil et par désespoir. Nous avons quitté ceux que nous avions traités de façon injuste, ceux dont nous avions avec arrogance façonné la vie, pour vivre en paix ici. »

Kadiya osa enfin lever les yeux pour regarder celle qui lui parlait :

« Toute-Puissante, quels qu’aient été les choix opérés dans le passé, ce qui importe aujourd’hui c’est que les terres ne sont pas libres. Un être maléfique qui semble provenir de ta race, bien qu’un mal récent l’ait habilement déguisé, sème la mort autour de nous, et ceux que vous avez abandonnés n’ont pas le pouvoir de le vaincre. C’est ce monstre que j’ai suivi et c’est ainsi que je suis arrivée chez vous. Cependant je ne comprends pas comment un tel être peut demeurer auprès de vous ici.

– Il n’y est pas, répondit l’homme. Le suppôt de Varm est retourné près son maître. La porte qu’il a franchie n’est pas la nôtre. Cependant il est vrai qu’il appartient au Mal. Fille des Nouvelles Terres, prends un peu de repos et sois en paix. Nous devons réfléchir. »

Ils disparurent… comme s’éteint la flamme d’une bougie. Kadiya se prosterna à nouveau, fixant des yeux l’endroit où ils s’étaient tenus. C’était bien ainsi que s’était évanouie autrefois la silhouette brumeuse rencontrée dans le jardin de la Cité.

Sentant qu’on lui touchait l’épaule, elle se retourna et se retrouva face à face avec la femme qui les avait suivis jusqu’ici.

« Viens, Fille de Roi. Viens te rafraîchir et te reposer. En vérité, de longues réflexions nous attendent. »

Kadiya se releva en chancelant. L’amulette avait perdu un peu de sa chaleur, les yeux de l’épée étaient mi-clos. Le Pouvoir qui les avait ouverts avait dû les quitter, mais pour une fois, la jeune fille n’éprouvait pas l’effroyable sensation d’épuisement qui succédait généralement à l’usage de sa puissance. Tout au plus ressentait-elle une grande fatigue. Elle ne s’était pas alimentée depuis longtemps et son corps endolori se rappelait à elle maintenant.

La femme l’escorta jusqu’à un seuil voilé d’une nuée verte qui disparut à leur approche.

Kadiya avait connu le confort des quartiers réservés aux femmes à la Citadelle et s’était parfois agacée du luxe qui y régnait. Mais ce n’était rien comparé à celui qu’on lui offrait maintenant.

Elle se baigna dans un bassin en forme de coquillage dans lequel la femme jeta des poignées d’une poudre qui produisit une écume bienfaisante, guérissant les plaies et les écorchures, bannissant toute fatigue.

Pendant que la jeune fille se détendait dans l’eau tiède, la femme s’était assise sur un tabouret. Devant la gratitude exprimée par Kadiya, elle hocha la tête, puis dit brusquement :

« Parle-moi de Yatlan, Voyageuse. Je suis Lalan, l’une des anciennes gardiennes de l’intérieur de la Cité. Je rêve parfois que j’erre dans les rues, dans le jardin… » Sa voix sembla se briser.

« La Cité a sa propre magie, répondit Kadiya. De loin, elle n’est que ruines et amoncellements de pierre, comme le sont toutes les anciennes cités des îles. Mais dès qu’on a passé la porte, elle semble vous attendre, comme les Hassittis attendent.

– Les Hassittis…

Le regret exprimé par ses yeux laissa place à un demi-sourire :

« Ces petites créatures ! Ils tournaient toujours autour de nous et nous faisaient sans cesse rire par leurs facéties, quelles que fussent nos peines. Que sont devenus les Hassittis, Fille de Roi ? »

Kadiya raconta son passage parmi les habitants de Yatlan avec plus de détails qu’elle n’en avait donnés auparavant, insistant sur le respect avec lequel ils préservaient les trésors laissés par leurs maîtres.

Lalan hocha la tête :

« Oui, ils se sont toujours sentis investis de ce rôle de conservateurs, de sauveurs d’objets. Quel dommage qu’ils ne soient pas venus avec nous, leur gaieté nous manque !

– N’auriez-vous pas pu les emmener ? »

La femme secoua la tête :

« La Porte refuse tous ceux qui ne sont pas de notre sang. En choisissant l’exil, nous l’avons fait pour le bien de ceux que tu appelles les Singuliers ainsi que pour les Hassittis. Ceux que nous avons créés à partir de graines étranges et qui devaient, le moment venu, grandir sans protection pour obéir à leur destin.

– La Porte ne m’a pas refusée… dit Kadiya en sortant du bain.

– En effet, répondit Lalan. Et c’est là un sujet d’étonnement pour nous tous. » Elle tendit à la jeune fille une robe faite de ce voile léger que portaient les Disparus, non pas blanche, mais d’un gris perle évoquant une brume matinale montant d’une rivière. Les fibules en argent la retenant sur l’épaule étaient serties de pierres semblables à des bulles de savon iridescentes. Kadiya refusa la cordelette qu’on lui proposait pour ceindre sa taille, préférant son ceinturon portant le fourreau de l’épée. Elle se rassasia ensuite d’une nourriture assez proche de celle composant l’ordinaire des Hassittis : des fruits et une sorte de crème onctueuse que Lalan partagea avec elle.

Lorsqu’elle eut terminé, elle répondit encore aux nombreuses questions de sa compagne concernant les marécages. Peut-être la femme obéissait-elle à un ordre supérieur plutôt qu’à sa curiosité naturelle et peut-être l’avait-on chargée d’interroger la jeune fille. A son tour, Kadiya la questionna :

« Les Grands ont-ils vraiment tous quitté Yatlan ? J’en ai rencontré un qui m’a parlé de choses à découvrir, ou d’un savoir à acquérir. Etait-ce un rêve ou ai-je entendu une ombre me parler ? »

L’étonnement de Lalan n’était pas feint.

« Raconte m’en davantage », ordonna-t-elle d’un ton sans réplique.

Kadiya obéit et, lorsqu’elle eut achevé son récit, Lalan poussa un grand soupir.

« Là au moins, Carnot a réussi. Mais que ce soit demeuré aussi longtemps… » Lalan s’interrompit et soupira de nouveau. « C’était l’un d’entre nous qui refusait de croire que notre temps était passé. Il était persuadé que d’autres nous succéderaient, dignes de suivre notre voie. Jusqu’au dernier instant, il a mis tout son Pouvoir au service de cette conviction et sa science était des plus grandes. Il a façonné cette apparition afin qu’elle puisse venir en aide à d’éventuels successeurs… s’ils venaient de la Lumière. Ainsi donc, ajouta-t-elle en observant attentivement Kadiya, son messager t’est apparu ?

– Une fois seulement. J’espérais le revoir lors de mon retour dans la Cité, mais il n’en fut rien.

– Les pouvoirs s’amoindrissent avec le temps. Votre seule rencontre a peut-être suffi à épuiser les forces de l’apparition de Carnot. Il n’a guère eu de temps pour la concevoir car il était blessé à mort et a succombé avant notre ultime retraite. Il se peut, cependant, que cette vision ait rempli son rôle en te conduisant sur le chemin qui t’a menée jusqu’à nous. »

La femme se tut quelques instants, songeuse, puis regarda à nouveau Kadiya :

« Nous avons parlé longuement et tu dois être lasse, Appelée de l’Ombre. Il est temps que tu te reposes. »

Elle conduisit Kadiya dans une chambre pas très grande mais dont la fenêtre ouvrait sur la brise parfumée et où trônait un lit aux épaisseurs floconneuses.

Sans lâcher son épée, Kadiya s’allongea dans cet univers moelleux et caressant. Elle murmura un dernier merci à son hôtesse et ses yeux se fermèrent.